Voilà, aprés avoir tourné, viré quelques jours, j'ai achevé le récit que j'avais commencé. Je vous livre donc la fin des quelques jours d'hôpital qui ont marqué ma vie durant le mois de septembre 2005. Ainsi s'achève la quadrilogie !
1- Dans les yeux d'un ange
2- Les larmes de l'ange
3- Les étincelles
4- Résurrection (ci dessous)
J'ai survécu à la nuit qui a suivi cette journée; une nuit entre vie et sommeil, ombre et lumière quand la porte claque sur une infirmière de nuit fatiguée dont les pas résonnent en aller-retour, rythmant ce temps sans dimension. L'aube me cueille épuisée. J'ai l'impression de ne faire plus qu'un avec le lit, les plis du drap se sont incrustés dans mon dos, mes talons sont en fusion et finissent de s'user au contact de la toile de coton imbibée d'une sueur froide provoquée par une alèse zélée : on va faire votre toilette ! Le regard morne et sombre je me contente de faire non de la tête, le premier qui me touche je le mords. Elle n'insisteront pas, je dois faire peur à voir !
La vie reprend ses droits dans mon bras à grands coups de pulsion sanguine, il faut que le sang passe, il se fraye un chemin, dilate, force et combat des artérioles devenues étroitement mesquines et ce combat pour la vie a un prix qui se règle en une seule monnaie : la souffrance. J'ai compté 9 pansements : trois au bras, un à l'abdomen du vendredi et cinq repartis de l'aine à la cheville. Quelques drains, probablement une cinquantaine de points de suture. Je réalise que ma jambe est blessée, cette jambe qui a déjà tellement subi, hier je n'avais rien à la jambe, aujourd'hui elle me fait souffrir : je suis en colère.
Revient la nuit, j'ai trop dormi dans la journée, je n'ai pas quitté mon lit depuis cinq jours, je n'arrive pas à dormir, je suis chargée à bloc de trop de chimie, je sature, j'angoisse, j'ai peur, je suis fatiguée, je sens l'hôpital, j'ai mal. Commence alors un macabre ballet mêlant souvenirs des opérations passées, douleurs présentes, cauchemars morphiniques sordides, pourquoi y a t'il une fenêtre à barreaux au ras du sol ? je m'approche, je vais descendre dans ce trou, cette odeur est insupportable, je vais vomir...j'ai vomi ? non non ce n'était qu'un cauchemar. Et si j’arrête de respirer ? mais respire, respire ! je m’éveille à bout de souffle, la morphine me provoque des apnées : ne plus dormir, il faut lutter ; arrêtez arrêtez, non pas mes jambes, ne touchez pas à mes jambes, je pleure, je pleure ? non je m'étais juste assoupie...Je ne sais plus si je dors ou pas, si je dors c'est un cauchemar, si je ne dors pas aussi, je suis à bout de force, assise sur la lame de rasoir, entre folie et désespoir.
L'aide-soignante entre dans cette pièce qui reprend des allures de chambre d'hôpital sous le halo de la veilleuse. Elle vient pour ma voisine de chambre. Je la guette du coin de l'oeil, je la regarde vaquer à ses tâches habituelles, tension, pouls, bassin, elle a presque terminé, elle va s'en aller, éteindre la lumière, fermer la porte, s'éloigner dans le couloir pour rejoindre sa collègue et moi je vais rester dans le noir et retourner à mes cauchemars pollués et étouffants d'ailleurs ils reviennent déjà et ..."j'me sens pas bien" ai-je dit à ce moment là : elle s'est retournée et ses yeux ont croisé les miens. L'expression sur son visage est à mi-chemin entre interrogation et agacement : « qu’est-ce qui vous arrive ? » J’ai du mal à respirer, je m’étouffe, j’ai envie de vomir en permanence, surtout si je m’endors alors je ne peux pas dormir. Je réprime un sanglot chargé de honte, j’voudrais pas déranger, une fois de plus…
L’angoisse libérée devient envahissante, évidente. Elle se retourne et appuie sur le bouton d’appel, quelques instants plus tard l’infirmière de nuit entre à son tour sur la scène de ce mauvais théâtre. Elle porte une chemise de chirurgien : courte, col en V, de cet inimitable vert « cuivre oxydé ». Cheveux gris coupés très courts, lunettes, ses traits sont un peu tirés, dernier jour de garde. Ses mains s’affairent en quelques gestes mille fois répétés, elles retendent le drap, retapent l’oreiller, redressent la tête du lit, vérifient perfs et sondes puis pouls et tension mais ses yeux sont rivés aux miens. Je sais que j’ai laissé l’angoisse me submerger, elle sait que je sais. « Qu’est-ce qui ne va pas ? » demande t’elle doucement. « C’est trop, cette fois c’est trop, je n’en peux plus, je n’ai plus du tout de courage, je n’y arriverai pas… ». Elle m’écoute, entend ma fatigue, ma colère, l’angoisse de ce temps que je ne peux pas perdre pour une longue convalescence, l’accumulation des derniers jours, des dernières années, tout ce que j’avais cru digérer et qui était tapi dans l’ombre prêt à ressurgir dans un moment de faiblesse.
Elle entend ma déception d’être faible.
Elle s’est assise à côté de moi, elle a placé un masque sur mon nez et ma bouche, c’est à son tour de parler, un air frais et pur balaye mon visage, ses paroles arrivent alors simples, efficaces « si vous respirez tranquillement vos muscles vont se relâcher et vous souffrirez moins » (je sais ça) ; « quand vous serez sortie, peut-être faudra t’il vous faire aider pour gérer tous ces traumatismes que vous avez accumulés » (je vais (m’) en sortir) ; « vous pouvez compter sur moi pour cette nuit, je suis là jusqu’à six heures » (je ne suis pas seule) ; « ici vous êtes en vasculaire, pas en orthopédie, dans quelques jours tout ira beaucoup mieux » (tout ira beaucoup mieux). Elle accompagne ses paroles de longs gestes de sophrologie, puis me berce, simplement comme elle ferait à un tout petit enfant.
Hôpital nord Marseille, le soin apporté par cette infirmière de nuit a dépassé depuis longtemps le protocole.
Hôpital nord Marseille, cette infirmière de nuit m’a sauvée de la folie, de la dépression nerveuse, du désespoir.
J’étais au fond de l’étang, sous une eau boueuse et malodorante, elle est venue me chercher, au fond, elle m’a prise dans ses bras, c’est elle qui, d’une impulsion du pied, m’a redonné l’élan. Sans elle j’aurais coulé plus bas encore, j'aurais sombré dans une abîme d'où on ne revient pas ou mal. Elle se lève doucement, éteint la lumière, l’eau qui barbotte dans l’aérosol finit de me bercer, je m’endors enfin.
Je quitterai l’hôpital quelques jours plus tard, les chirurgiens n’ont pas eu de mots pour cette guérison fulgurante d'une personne qui paraissait si faible après l’opération, vous avez un pouvoir de récupération incroyable diront-ils, c’est parce que je me suis beaucoup entraînée plaisanterai-je. Inutile d’essayer de dire, au mieux ils ne comprendraient pas, au pire ils dénigreraient. Ils n’ont pas compris non plus pourquoi ma voisine de chambre allait soudain plus mal ce matin là, la pauvre avait servi « d’éponge » !
Je suis rentrée à la maison, tonitruante, et puis rangez-moi ce linge qui traîne hop hop hop ! Ils ont dû me transfuser avec le sang d’une femme aux hormones bien plus fortes que les miennes et même d’un homme, cette impression de ressentir plusieurs personnalités finira par s’estomper. Les premiers jours seront difficiles à assumer par la famille : ils s’étaient préparés à devoir m’aider et récupère Miss cent mille volts qui raconte à qui veut l’entendre qu’elle va vivre à deux cent à l’heure, qu’elle a rencontré un ange puis a été sauvée de la folie par une infirmière en tenue de chirurgien lors d’une incroyable séance de sophrologie pendant qu’une aide-soignante assumait seule les sonnettes du service de chir vasculaire ! Je me demande parfois ce qui ce serait passé si elle n’avait pas été là, si elle n’avait pas eu (ou pas pris) le temps, si comme certaines, elle avait été revêche voire méchante. Si j’étais restée sous l’eau une minute de plus, une minute de trop ? J’espère n’avoir plus jamais l’occasion de répondre à cette question parce que je sais la rareté des infirmières comme elle.
Ainsi s’achève le récit de ces quelques jours d’hôpital, pardon de vous y avoir entraîné, merci de m’y avoir accompagnée. J’en suis sortie grandie. J’ai écrit une lettre à l’ange. J’ai oublié le prénom de l’infirmière mais elle reste dans mes souvenirs, auréolée de ce flou des jours qui bordent une longue anesthésie.
- Pour Camaïenne - je te dédie ce texte que j'ai eu envie d'écrire à la suite d'une de tes notes, puisses-tu ne plus douter, les médecins sauvent parfois les corps, qui les âmes ?