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  • Chronique d’une guerre ordinaire

    Quelques mois déjà que j’ai le projet de changer de fauteuil et de véhicule. Après essais, j'ai validé le choix d’un fauteuil roulant électrique Permobil avec l’ergothérapeute de la MDPH. Pendant deux semaines j’ai eu ce fauteuil à l’essai, force est de constater à quel point ce fauteuil entièrement réglable électriquement au niveau des repose-pieds, de l’assise et de l’inclinaison du dossier, pouvait m’apporter non pas un confort mais une qualité de vie que j’ai perdue depuis longtemps.

    Une des étapes de ce dossier consiste à solliciter la sécurité sociale pour une prise en charge. Il me faut donc une ordonnance sur laquelle figurera le type de fauteuil roulant, ordonnance établie par un médecin de réadaptation fonctionnelle qui est censé être l’expert qui doit m’accompagner sur ce choix.

    Le directeur du magasin de matériel médical Benoît, qui est mon fournisseur et néanmoins ami, me propose de m’accompagner à ce rendez-vous. Je ne conduis plus depuis quelques mois, je décide de prendre un bus pour me rendre à ce rendez-vous et Benoît me raccompagnera la maison après. Le rendez-vous est à 10 heures, mon périple commence donc par l’expérience bus, montée avec un chauffeur pour qui c’est « la première fois », la descente périlleuse à cheval entre chaussée et trottoir non aménagé, stationnement en double file, derrière le bus un bouchon commence à se former, je suis évidemment observée tout le temps de la manœuvre, dans les petites villes où l’accessibilité est récente nous faisons offices de pionniers.

     J’arrive avec quelques minutes d’avance. Le bureau de ce médecin de réadaptation fonctionnelle est en rez-de-chaussée de l’unité de soins longue durée de l’hôpital de Pertuis, service vétuste  digne d’un mouroir du XIXe siècle. Je pousse une porte battante au pied d’un escalier de pierre qui mène aux étages. Je suis maintenant dans un couloir vide qui dessert quelques bureaux et ce qui semble être un espace de stockage de matériel. Personne. Une feuille A4 en guise de plaque sur la porte m’indique que je suis au bon endroit.

    Entre alors un monsieur d’un certain âge pyjama et fauteuil roulant du siècle dernier, poussé par deux ambulanciers qui ne me diront même pas bonjour. Ils garent le fauteuil, donc l’homme, contre un mur et entrent dans ce qui semble être un bureau d’accueil puis en ressortent en bougonnant « on n’a pas que ça à faire, on ne va quand même pas attendre » puis s’en vont.

    Je vois que l’homme assis dans le fauteuil est en train de glisser, le fauteuil n’est pas pourvu de repose pieds, j’ai d’abord cru qu’il essayait de trouver une position plus confortable mais je comprends qu’il n’a pas la force dans les jambes pour rester en position assise. Il glisse encore un peu plus, j’ai l’impression qu’il va tomber. Je commence à regarder de part et d’autre du couloir espérant une présence. Ah voilà une infirmière passe, je l’interpelle.

    « - alors Monsieur qu’est-ce qui vous arrive ?

    -          Je voudrais aller aux toilettes dit-il.

    -          Ah bah moi je peux rien faire pour vous j’ai mal au dos » répondra l’infirmière qui s’empresse de quitter le couloir".

    Benoît arrive à ce moment-là, aussitôt il propose son aide pour redresser l’homme dans son fauteuil mais une autre infirmière passe.

    « -  qu’est-ce que vous faites Monsieur ? »

     Benoît répond : - cet homme va tomber son fauteuil,

    -           ah mais ça c’est pas mon service et puis j’ai mal au dos » répondra à nouveau cette infirmière.

    Arrive alors l’infirmière responsable de l’accueil des bureaux qui s’adresse directement à l’homme dans le fauteuil roulant « vous êtes qui Monsieur qu’est-ce que vous venez faire ici comment vous appelez-vous. » L’homme très âgé ne peut visiblement pas répondre à ces questions. S’adressant alors à moi elle me demande qui est cet homme !  Je réponds que j’ai vu les ambulanciers arriver, déposer quelque chose dans le bureau puis repartir sans autre précision. Elle s’adresse à nouveau à lui « vous habitez où Monsieur ? » Il répond à Toulon. Fort peu probable qu’une personne de Toulon vienne rencontrer un médecin de réadaptation fonctionnelle à Pertuis. Ce dialogue est entrecoupé de quelques réflexions qui ne s’adressent à personne d’autre qu’à elle-même « ben je suis bien barrée avec une histoire pareille ». Elle finit par retrouver les documents laissés par les ambulanciers dans le bureau cet homme a été amené d’une des maisons de retraite des alentours, il n’aurait bien évidemment pas dû être laissé seul par les ambulanciers : il vient pour la confection d’un corset de maintien pour des raisons d’insuffisance respiratoire liée à une déformation de la colonne vertébrale, il devrait être en transport couché, autrement dit les ambulanciers n’aurait jamais dû l’asseoir dans ce fauteuil roulant emprunté à l’hôpital, absolument pas adapté à sa pathologie.

    Intérieurement je bouillonne, pour des raisons évidentes de rentabilité, les ambulanciers ont fait le choix de ne pas attendre et de laisser cet homme en situation de grande dépendance dans des conditions inappropriées et dangereuses.

    La personne que je dois consulter fait alors sa grande entrée avec déjà une demi-heure de retard par rapport à l’horaire de mon rendez-vous et je constate que l’homme dans le fauteuil roulant à rendez-vous avant moi, elle a donc probablement au moins une heure de retard. Les salles d’attente ne portent jamais si bien leur nom que dans les milieux médicaux, les patients eux patientent.

    Elle entreprend de pousser elle-même le fauteuil sans même réaliser qu’il n’est pas pourvu de repose pieds et les pieds du Monsieur sont entraînés sous les roues ce qui manque bien évidemment de le faire basculer, au-delà de provoquer des douleurs violentes puisque l’homme se cabre et pousse un grognement. "Bah alors Monsieur vous ne m’aidez pas beaucoup" lui dira-t-elle, avant de s’enfermer avec lui dans son bureau. Personne ne s’est soucié de la seule requête qu’il aura pu faire, à savoir aller aux toilettes. Après quelques minutes on entend un bruit sourd, l’infirmière de l’accueil se dirige vers le bureau, on entend la voix étouffée de la médecin de réadaptation fonctionnelle dire «  ah ben voilà il est tombé, il est derrière la porte je ne peux pas le relever." On appelle des brancardiers qui poussent la porte donc l’homme pour pouvoir entrer. Ils le relèvent, l’assoient dans un fauteuil plus adapté, l’homme semble légèrement choqué je dois dire que moi aussi.

    Le médecin de réadaptation fonctionnelle décide alors qu’elle ne peut rien faire pour lui et l’homme est envoyé aux urgences, "de toutes façons il est en insuffisance respiratoire".

    Se tournant alors vers moi elle me dit «c’est à nous ».

    J’entre dans un bureau exigu, encombré de deux chaises, pas la place pour un fauteuil devant le bureau.

    Je n’ai jamais rencontré cette personne auparavant elle commence donc à remplir un dossier, nom prénom, puis une question « vous vivez en foyer ? » puis une affirmation : « vous vivez seule bien sûr »...  Je réponds "non je vis avec mes quatre filles", (j’avoue que dans ces situations pouvoir répondre je vis avec mon mari et nos enfants me procurait une satisfaction supplémentaire » … « ah elles s’occupent de vous alors , je réponds "ça leur arrive mais c’est surtout moi qui m’occupe d’elles." Puis elle me demande où j’ai été opérée. A Nancy. Vous êtes de Lorraine ? J’y ai fait mes études, vous étiez à Flavigny alors (foyer pour jeunes adultes handicapés). Non j’étais à la fac de sciences. »

     En termes de préjugés j’ai l’impression que ce médecin pourrait obtenir la palme d’or.

    Le ton est donné, je comprends qu’obtenir une ordonnance correspondant au fauteuil que j’ai choisi ne va pas être une mince affaire.

    Je lui dis que je viens pour un renouvellement d’ordonnance avec changement de type de fauteuil elle me répond "je veux bien vous croire qui est-ce qui vous a prescrit ce fauteuil il n’est absolument pas adapté à votre morphologie". Pour la première fois je suis bien d’accord avec elle, mon fauteuil n’est effectivement plus adapté à ma morphologie c’est bien pour cela que je souhaite en changer ! Je ne chercherai pas à expliquer pourquoi il a été totalement adapté à ma situation lors des deux derniers renouvellements je ne chercherai pas à expliquer que ce choix avait été fait en fonction de ma motricité, des contraintes que j’avais pour la plate-forme de mon véhicule adapté, du fait que ce fauteuil soit pliant et puisse être mis dans le coffre d’une voiture, je la laisse critiquer le travail de son confrère d’Avignon, je la laisse se sentir supérieure et plus intelligente que les autres, j’ai une seule idée en tête obtenir la bonne ordonnance, quitte à la manipuler un peu. Je vais devoir user de stratégie.

    « Vous êtes toute tordue » me dit-elle, elle manipule mes jambes et mes bras comme si j’étais une poupée de chiffon, soulève mon T-shirt, tente de me redresser dans ce qui est pour elle la seule et unique bonne position. Elle dit « Pour vous il vous faut une coque moulée. » Pour ceux qui ne savent pas ce que c’est, une coque moulée est réalisée sur-mesure et vous maintient dans une seule et unique position ne laissant libre que les bras. Cette préconisation est aux antipodes de ce que je souhaite, elle ajoute « il suffira de fixer la coque au châssis de votre ancien fauteuil ça ira bien ».

    Je fais tout pour garder mon calme. Elle enchaîne je vois bien que ce choix n'a pas l’air de vous plaire, je lui confirme que ce choix ne me convient pas, j’ai déjà des difficultés de mobilité que je compense par des mouvements du buste entier par exemple, être attaché dans une coque me condamnerait à une immobilité quasi complète, à la formation d’escarre et surtout à subir une augmentation forte de mes douleurs chroniques que seul un changement régulier de position peut limiter. Elle ricane un peu, « non mais regardez-vous, continuez à vous déformer de la sorte et bientôt vous serez en insuffisance respiratoire. Vous n’avez pas l’air de vous en rendre compte ajoute-t-elle, il faut bien que je vous explique les choses. » Avisant alors mes chaussures elle décrète c’est de la décoration alors que mes chaussures ont été réalisées sur-mesure. Je lui explique qu’effectivement j’ai des problèmes depuis plusieurs mois pour me chausser que je souffre d’un mal perforant plantaire et que les douleurs dans mon pied sont telles que je ne supporte plus aucune contrainte, elle conclut alors « une bonne paire de chaussons en laine devrait faire l’affaire. »

     Je suis atterrée mais ne cherche pas à la contredire ce médecin est en train de me sortir le florilège des petites phrases assassines.

    Nous en revenons au choix du fauteuil, j’argumente, j’ai besoin d’un fauteuil muni de suspensions très efficaces ce qui n’est pas le cas de mon fauteuil actuel qui de toute façon est en fin de vie, j’ai donc besoin d’un fauteuil prévu pour aller à l’extérieur je négocie le choix d’un fauteuil dont l’assise et le dossier soient entièrement réglables, muni de cale tronc pouvant me garantir une posture sans toutefois m’imposer une contrainte permanente.

    Elle sort alors son ordonnancier et commence à rédiger sa préconisation : achat d’un fauteuil roulant électrique de type AA2 avec dossier et assise inclinables dossier modulaire appui-tête repose-pieds électriques, accoudoirs sur mesure et adaptés à la taille, cales latéraux de maintien. Raison justifiant le changement de type de fauteuil « aggravation de l’état du tonus et de la scoliose » signée docteur Atlani, Pertuis. (Une coque n’aurait fait qu’augmenter la perte de tonus musculaire).

    Je suis soulagée, l’ordonnance peut correspondre au fauteuil que je souhaitais acheter.

    Je n’ai qu’une hâte, quitter ce bureau. Même si c’est une victoire elle a un goût amer, le goût de cette guerre ordinaire que nous, personnes handicapées, devons mener pour faire nos propres choix et pour obtenir le matériel qui nous permet de conserver une qualité de vie acceptable, en dépit des préjugés et des incompétences de médecins qui sont persuadés de savoir ce qui nous convient le mieux, sans avoir cherché à comprendre qui nous étions et quelle vie nous souhaitions mener.

    Quelle vie aurait été la mienne si j’avais dû entrer dans leurs moules, écouter tous les freins, toutes les peurs et tous les mauvais conseils de soi-disant experts ? Cette vie -là ne serait pas la mienne, elle serait celle que la société pense devoir être la mienne.

    Aujourd’hui notre gouvernement nous impose un nouveau report de la pleine accessibilité de la cité France, alors notre gouvernement est comme le docteur Atlani qui préconise une coque moulée quand je peux bénéficier des dernières avancées technologiques en matière de fauteuil roulant électrique.

    Notre gouvernement fait le choix de ligoter des milliers de personnes, quitte à proposer une prise en charge de misère, des milliers de personnes qui pourraient bénéficier d’une prise en compte de la part de celles qui ont le pouvoir de prescription et de valoriser de façon optimale leur pleine inclusion, seule garante d’une vie digne d’un 21° siècle qui peine à vivre son humanité.

    Je m’élève contre les prescripteurs incompétents, je m’élève contre le report de la pleine accessibilité de notre pays, je m’élève contre les prises en charge de seconde zone et les économies à court terme.

    Je milite pour une prise en compte de tous, parce que vous le savez bien, ça n’arrive pas qu’aux autres. Pensez-y avant de faire partie de nos rangs, c’est plus facile pour faire les travaux.

     

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