Chronos
Il y a l’eau, le soir naissant, l’eau, les rides irisées, l’eau, le soleil de jeune nuit, l’eau, le vent caresse et le piano bateau qui semble aussi léger qu’une éphémère. C’est sauvagement beau, farouchement poétique, ça vous saisit le cœur à plein regard.
Il y a la rive, peuplée d’une cohorte joyeuse, hétéroclite, les maillots de bains chips côtoient le brunch chic du couple tout de blanc vêtu, venu de Lourmarin et « seulement pour le piano », les familles qui repoussent un peu la fin de ce week-end de fête des mères par cet impromptu aqua-musical. C’est surprenant, communiant, rassemblement improbable, ça vous unit l’âme en pleine humanité.
Puis les premières notes qui répondent à la promesse. Sur la rive le silence conquis, sur l’eau la résonnance cristalline, enchanteresse, sur la rive le même frisson qui nous relie les uns avec les autres, ensemble dans le partage, reconnaissants.
C’est un moment d’humanité. Un magnifique et doux morceau de temps gravé à jamais sur la courbe de chronos.
Le violoncelle sur le ponton chante maintenant avec le piano.
Apparaît un Pégase flottant, portant une autre fée de la musique, qui braille. Un interlude loufoque pourquoi pas, nous sommes bien venus pour un piano sur l’eau alors une sirène palmée chevauchant baudruche aux ailes d’or ne devrait pas nous étonner. Elle prend place au piano, le tulle de sa robe enchevêtré dans les palmes comme des algues. Et, massacrant chant et musique bien que faisant la démonstration d’une belle capacité vocale, déclame quelques vers qui se veulent décalés comiques. Certains le sont comiques, voire déjantés voire complètement barrés voire trop. Presque. Le violoncelle détache ses amarres il ne flotte pas tout à fait et l’instrument prend l’eau. Les regards s’interrogent, espérant que ça ne dure pas mais l’interlude prend de vilains airs de seconde partie, le ton devient vulgaire. Le violoncelle est maintenant couché dans l’eau, le tuba fini noyé dans un couac gargouillant. Le couple tout de blanc vêtu quitte démonstrativement la rive pour regagner la hauteur qui surplombe la scène.
Après quelques trop longs morceaux la première musicienne est revenue au piano, l’envie inassouvie est toujours là bien que projetée dans un abysse de questions, pourquoi ? Aurions-nous dû nous en douter ? Serions-nous venus ? Est-ce bien ou mal ? Elle joue quelques notes pansements. L’autre fille éponge la queue du piano sur laquelle elle dégouline. Le piano radeau de la méduse dérive.
En sommes-nous réellement là ? Sommes-nous capables de nous réunir pour assister impuissants au naufrage de l’art et d’instruments si précieux sous les yeux de quelques-uns qui auront sacrifié quelques deniers ou énergies pour offrir aux enfants un moment non-ordinaire ? Ou justement l’Art est venu nous demander si nous allions sombrer avec le navire ?
Nous sommes comme des réfugiés sur cette rive, survivants d’un monde qui sombre en lui-même, venus chercher un souffle d’espoir en cet ailleurs si proche et qui, finalement, nous aura bousculés éhontément, refoulés dans ce que nous portons de médiocre, vulgaire amas de chair avide de poésie foutraque.
Je me surprends à penser "on est foutus" avec dans le rôle de "on" l'humanité, une sorte de révérence irrévérencieuse, un crépuscule grandiose et grotesque, un aveu de potentiel gâché consciemment.
Le piano sur l’eau a tenu sa promesse, un peu, et tout le contraire.
Ce soir le piano sur l’eau était un homme.
Comme si nous ne méritions pas la splendeur.