Du droit de donner son avis
Du plus loin que je me souvienne il me semble que j'ai toujours eu des difficultés à donner mon avis ou plutôt que j'en ai été empêchée.
Du grand-patriarcal «seuls les adultes» ont le droit de parler à table, suivi par le cinglant et systématique «pfff n'importe quoi maternel» qui tuait dans l'œuf toute tentative d'intervention de notre part à la table familiale, toujours pendant les repas. Repas qui se finissaient têtes penchées sur nos assiettes, pour moi les joues pleines d'une nourriture triste et remâchée, à ruminer pendant de longues minutes ; ce qui me valait le sobriquet de marmotte. Margotte la marmotte. Et je regardais de grosses larmes couler le long du nez de ma sœur cachée sous sa frange.
Mes bouchées finissaient à la poubelle et ma sœur dans sa chambre.
Puis il y a eu la maladie. Lors de la première crise le médecin a dit «elle a du se cogner, non ai-je dit, je ne me suis pas cognée» (ou alors dans un mur de silence) mais personne ne m'a entendue, non je ne me suis pas cognée… Ma parole ne serait-elle pas audible ? Pas digne d'intérêt ?
Et puis les médecins parlaient sur moi mais quasiment jamais avec moi ou alors pour vérifier si je suivais bien les consignes. Prends-tu bien tes médicaments ? Ne bouge pas. Arrête la danse.
Alors je suis rentrée dans ma tête et j'ai tout gardé pour moi. Mes peines, mes peurs et toutes mes douleurs.
Pour ne pas déranger. Pas faire de bruit.
J'ai gardé secrets mes amours, mes questions, mes détresses.
Je me suis nourrie des vies des autres, j'ai lu énormément mais la plus jeune de mes tantes se moquait, prétendant que je choisissais de gros livres pour me donner un genre.
Les adultes sont bien cruels parfois.
Et quand mon corps a débordé de non-dits et que je m'auto-berçais, assise au bord de mon lit, face au grand miroir de mon armoire bleue, ma mère me disait, en passant dans le couloir, arrête tu fais pleurer ton père.
Que mérite donc une fille qui fait pleurer son père ?
J'ai caché mes premiers baisers, mes sorties nocturnes, pris des risques fous insoupçonnés jusque dans les salles de repos des casernes de la ville.
Embrassé et plaqué des gars sans un mot.
Séché des cours juste pour être seule. Aimé passionnément des hommes qui n'en n'ont jamais rien su et souffert des jours et des nuits, en silence.
J'ai souvent commencé des journaux intimes mais même cette prise de parole était vite avortée. « Sur mon bureau il y a un chapeau de mariée miniature avec des dragées dedans. J'espère qu'un jour je porterai un de ces chapeaux et une robe blanche, et que ce jour béni je serai à ton bras mon cher Olivier. » Olivier Rochère je l'ai tant aimé. Je crois qu'il le savait. Et je crois même qu'il m'aimait aussi. Il a gardé mon cœur vivant, nous avions, huit ans, neuf peut-être.
Je lisais la petite maison dans la prairie et Michel Strogoff. Racines et la nuit des temps.
Le meilleur des mondes.
Les quatre années du collège furent sans doute les plus sombres de mon existence.
J'étais terrorisée par certains profs, les cours de langue et leurs oraux étaient une torture quand bien même il ne s'agisse que de perroquer quelques phrases. Where is Brian? Brian passait sa vie dans la Kitchen. Et moi dans ma tête.
J'apprenais le grec. Sans doute pour faire mon intéressante, bien que personne de mon entourage n'ait une quelconque pratique des langues anciennes.
Puis vint le lycée et son cortège de complexes. J'étais une bille en histoire-géo. Je ne retenais rien ou si peu. Les premières vraies dissertations. Réécrire la fin de Germinal, avec le professeur Rioux ? Hélène mon amie t'en souviens-tu ? Parce que oui, malgré mon mutisme intime j'avais des amies. Des amies qui m'aimaient comme j'étais. Pour mon côté petit clown aussi, mais je crois que ces quelques, encore chères à mon cœur aujourd'hui, savaient qui j'étais et qu'elles m'aimaient quand même.
Je connaissais des dizaines d'histoires drôles que je racontais dans le bus qui nous ramenait à la maison et les histoires à frémir de LoveCraft et de Stephen King que je racontais avec une délectation certaine aux cousins et cousines horrifiés et quémandeurs à la fois. C'est peut-être là que j'ai commencé à raconter des histoires. Pour taire la mienne.
J'ai abîmé des histoires d'amour dans des gouffre de silence. Noyé et perdu des amitiés dans les eaux troubles des non-dits jamais éclairés à la lumière apaisante des confidences. Je me taillais une solide réputation de fille libérée, sur des fondations de néant et de soliloque pensif et remaché. Comme les bouchées indigestes de mon enfance. Ritournelle entêtante qui occupait tout l'espace. Tout le corps de ballet sur la scène sombre de mon for intérieur. Bacchanale secrète et désordonnée jusqu'à l'épuisement. Je dormais peu. Lisais jusqu'aux heures invisibles du cœur de la nuit et me levais au petit jour frileux pas encore coordonné de soleil. Les parents l'ignoraient ou faisaient mine de, trop occupés à s'entre-déchirer, nous au milieu d'eux.
Est-ce que nos vies comptaient ?
Alors, imaginez nos avis...
Et pourtant il nous fallait exister.
Alors nous sommes entrées en résistance. J'ai milité contre le racisme, arborant fièrement mon badge touche pas à mon pote, même chez papy le patriote. J'étais des manifestations étudiantes contre la réforme Devaquet, si tu savais ta réforme où on se la met, aucu, aucu, aucune hésitation.
J'avais participé au comité de rédaction des tracts pour la manif et avais surtout eu le droit de me taire. Seuls les terminales, masculins de préférence avaient eu le droit à la parole. Je m'étais contentée de tomber amoureuse silencieuse silençamoureuse du leader de notre groupe. Il s'est marié quelques années plus tard avec une des meilleures amies de ma sœur.
Seul Dieu m'est témoin que j'ai aimé ce garçon, passionnément.
Le premier à qui j'ai réussi à parler « de moi » a été un de mes cousins avec lequel j'ai eu un lien épistolaire fourni. Lui vivait une rupture ô combien douloureuse et m'écrivait des lettres fleuve durant ses longues nuits de garde à l'hôpital. Lettre auxquelles je ne pouvais décemment pas répondre de quelques mots froids et laconiques.
Ces lettres précieuses, conservées enrubannées comme dans le plus tendre des romans, sont restées prisonnières de leur boîte chez mes parents. En otage. Cette boîte contient une partie de mon âme. Des tickets de cinéma annotés de prénoms amis ou amants. Des cartes postales déclaratives « je t'embrasse de Paris » d'un jeune collègue de mon père, qui avait reçu pour tout écho un « je t'embrasse de Strasbourg » qui avait laissé mon prétendant sans aucune voie. Et probablement les premières lettres de celui qui allait devenir mon mari et le père de mes quatre enfants.
Cette boîte a été pillée par ma mère. Je le sais car, dans la seule lettre qu'elle m'ait jamais envoyée elle écrit « j'ai lu tes lettres à ton cousin Etienne dans lesquelles tu lui dis que petite tu avais prié pour être malade. Quel esprit tordu. »
Mon dieu, cette femme n'aura donc reculé devant rien.
Ce qu'elle ne sait pas, c'est que ma prière avait un début qui disait « Dieu tout-puissant protège maman, protège papa, protège ma sœur. Et moi je veux…
Je ne vais pas l'écrire noir sur blanc, je suis en bonne santé aujourd'hui et toujours un peu superstitieuse. Des fois, dieu exauce.
Quand j'ai commencé à écrire mais surtout, quand j'ai commencé à avoir des réponses au sujet de l'histoire familiale maternelle j'ai subi un vent d'opposition farouche. On m'a conseillé de me mêler de ce qui me regardait. De laisser les cadavres et les fantômes dans les placards. De foutre la paix à « tout le monde » avec mes histoires. De laisser maltraiter sans rien dire. De regarder ailleurs. De fouiller la merde dans ma lignée paternelle.
Et de me taire.
Sous peine d'être vouée à toutes les gémonies, de mon vivant.
Alors aujourd'hui, quand j'ouvre ma bouche sur le pass vaccinal sur les réseaux dits sociaux, qui sont faits pour cela, et que l'on me demande de penser en silence, ça ne m'étonne pas. Et ça me donne envie d'écrire PLUS FORT que plus personne, et plus jamais, ne me fera taire.
Parce que j'aime mes enfants et qu'ils n'hériteront pas de mon silence.